Portrait : Poulidor, éternel second et icône de France

Portrait : Poulidor, éternel second et icône de France©Panoramic, Media365
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Thomas Siniecki, Media365 : publié le mardi 05 juillet 2022 à 11h02

Chaque Tour de France est une sorte de devoir de mémoire à Raymond Poulidor, depuis la mort du mythe du cyclisme national en 2019. C'était même déjà le cas avant, tant celui qui n'a jamais gagné - ni même été maillot jaune - a imprimé sa trace.

La légende de Raymond Poulidor est devenue si importante qu'elle représente une certaine idée du sport français. Une apologie de la défaite magnifique, qui a contribué par exemple à la création de la fameuse FFLose au même titre que les Bleus de 1982 à Séville. Coureur évidemment complet et exceptionnel, ce qu'on a parfois tendance à oublier, "Poupou" a gagné le Tour d'Espagne en 1964, Milan-San Remo en 1961 ou la Flèche wallonne en 1963, ainsi que Paris-Nice à deux reprises (1972, 1973) tout comme le Dauphiné (1966, 1969). Mais ce sont bien sûr les routes du Tour de France qui ont forgé à tout jamais son mythe, magnifié il y a un peu moins de trois années pour les hommages consécutifs à son décès, en novembre 2019 à l'âge de 83 ans.

Raymond Poulidor a gagné sa première étape sur un Tour le 12 juillet 1962, sa septième et dernière le 14 juillet 1974, ce qui fait de lui le septième coureur de l'histoire avec le plus grand écart entre deux victoires (douze ans et deux jours, record pour Jean Alavoine à un peu moins de quatorze ans entre 1909 et 1923). Sur les douze Tours qu'il a terminés - en quatorze participations au total -, onze l'ont été dans le top 10 et huit sur le podium ! En 1962, c'est à Aix-les-Bains qu'il écrit les premières pages de cette formidable romance avec son pays, lui l'homme de la Creuse. Il remporte la 19eme étape entre Briançon et Aix-les-Bains. Huitième en 1963, il termine deuxième en 1964 derrière Jacques Anquetil, à l'apogée d'une des plus grandes rivalités de tous les temps dans le sport français.

Anquetil : "C'est tout à fait absurde"

Le Normand, qui gagnera cinq fois le Tour de France (record toujours détenu, en compagnie d'Eddy Merckx, Bernard Hinault et Miguel Indurain), a toujours été plus impopulaire que son grand ennemi, et cette édition 1964 en demeure la représentation la plus absolue : battu pour 55 secondes, il oublie un tour de piste lors de l'étape de Monaco, alors qu'il y avait une minute de bonification pour le vainqueur ; lors de deux autres étapes, il crève deux fois et chute ; enfin, sur le contre-la-montre du puy de Dôme, il opte pour un mauvais braquet et ne reprend que 42 secondes à Jacques Anquetil. A l'issue de cette journée, il revient à quatorze secondes de ce dernier en tête du classement général, ce qui le rapprochera au plus près de ce fameux maillot jaune qu'il n'a jamais porté. Pas même un jour.

En 1966, Jacques Anquetil trouve alors "tout à fait absurde ce partage de la France sportive en deux clans, ces passions, ces menaces" : "Par lettres anonymes, ne m'a-t-on pas voué à une mort violente ? Il est grand temps d'oublier ce leitmotiv obsessionnel : Jacques Anquetil - Raymond Poulidor, Raymond Poulidor - Jacques Anquetil." Entre les deux hommes, la relation s'arrangera grandement lors de la décennie suivante. Jusqu'à avoir cette ultime phrase sur son lit de mort, en 1987 : "Tu vas encore finir deuxième."

Mais c'était donc une des inévitables grandes chroniques des années 1960, qui sera décrite plus tard par l'historien Michel Winock : "Derrière ces deux stéréotypes, le public sent confusément que deux univers s'opposent, comme la modernité et l'archaïsme (...) Raymond Poulidor est la figure du 'paysan résigné', qui ne se fait pas d'illusion parce qu'il rencontre chaque jour l'adversité du sol, du climat et de la pauvreté séculaire. La malchance, il est armé contre elle : il connaît les gelées tardives qui ont raison des blés prometteurs. Jacques Anquetil est le symbole d'une économie de marché, spéculative et entreprenante. Il boit du whisky, se déplace en avion. Dans le Tour comme dans la vie, c'est un patron."


En 1965 puis surtout en 1968, lorsque Raymond Poulidor se fait renverser par une moto et abandonne, ce n'est plus Jacques Anquetil qui cristallise les rancoeurs et les haines. Il n'est plus le responsable tout désigné des échecs du grand-père de Mathieu van der Poel, dans cette France où le cyclisme est alors le sport national, où le Tour devient chaque année l'événement majeur regroupant l'ensemble du peuple sur le bord des routes. Il ne l'est plus non plus en 1973, quand "Poupou" se relève le visage en sang après une chute dans le Portet-d'Aspet.

C'est lors de cette édition qu'il s'est approché au plus près de ce maillot jaune tant convoité, en échouant à moins d'une seconde de Joop Zoetemelk lors du prologue de Schéveningue, aux Pays-Bas. Exactement 80 petits centièmes, qui forgeront un peu plus encore l'incroyable destin de Raymond Poulidor. Encore deuxième en 1974 - cette fois à plus de huit minutes de l'intouchable Eddy Merckx, qui décroche alors sa cinquième et dernière victoire - et troisième pour son ultime apparition en 1976, il achève sa symphonie. "Il a poussé le public à aimer le Tour", concluait en 2019 André Darrigade, son contemporain désormais âgé de 93 ans (pour L'Equipe). Qui a porté 19 fois le maillot jaune, lui, mais n'égalera jamais le héros des coeurs. Pas plus qu'aucun autre.

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