Emmanuel LANGELLIER, Media365 : publié le vendredi 15 mai 2020 à 12h31
Avant de remporter Roland-Garros en 1989, Michael Chang avait éliminé Ivan Lendl, alors numéro 1 mondial, en huitième de finale à l'issue d'une rencontre mémorable marquée notamment par un service à la cuillère du petit Américain.
Le plus jeune lauréat de Roland-Garros ? Rafael Nadal, évidemment ! Eh bien non, l'Espagnol est « seulement » le recordman absolu du nombre de sacres sur la terre battue parisienne avec douze couronnements qui ne sont pas près d'être égalés. Alors quoi, Gustavo Kuerten, Sergi Bruguera ou peut-être Mats Wilander ? Non non, vous n'y êtes toujours pas. La bonne réponse est : Michael Chang, en 1989. Vainqueur en finale de Stefan Edberg à 17 ans et 3 mois, l'Américain était allé au bout d'une épreuve où il avait commencé à marquer les esprits par une rencontre inoubliable contre Ivan Lendl.
Beaucoup se trompent souvent à l'évocation de ce match, pensant qu'il s'était tenu dans un des tout derniers tours, voire en finale, mais il avait eu pour cadre le stade des huitièmes de finale. Et celui du court central, bien sûr. Les fans de sport qui étaient nés se souviennent probablement s'ils avaient assisté à l'affrontement entré dans la légende devant leur poste de télévision ou s'ils en avaient vu les meilleurs extraits, plus tard au JT. Le match avait été marqué par plusieurs éléments saisissants. Dont deux notamment : le fameux service à la cuillère de Chang et son avancée jusqu'au carré de service sur la balle de match. Deux séquences extra-ordinaires.
Lendl s'adjuge logiquement les deux premiers sets
Ce lundi 5 juin 1989, Ivan Lendl est le grand favori face à Michael Chang. Il est numéro 1 mondial et triple vainqueur de Roland-Garros. Le roi de la terre ocre doit facilement dominer ce petit Américain qui semble ne pas peser lourd. Le début montre clairement cet état de fait. Eliminé sèchement par John McEnroe (6-0, 6-3, 6-1) l'année précédente qui l'a vu remporter son premier tournoi à San Francisco, le 19eme mondial au classement ATP concède les deux premières manches face au Tchèque, installé dans le Top 3 depuis 1982. Lendl fait parler sa puissance supérieure (6-4, 6-4). Il mène logiquement et enchaîne en breakant.
Déjà le tombeur de Pete Sampras, Chang s'accroche
Chang tente néanmoins de s'accrocher. Très croyant, le joueur d'origine asiatique compte sur sa bonne étoile et sa résilience. L'Américain prend des risques et ça paie. Lendl est débordé par les revers adverses décochés long de ligne. Chang breake et empoche le troisième set (6-3) devant une foule qui le supporte désormais face à l'impassible Tchèque aux sept Grands Chelems, réputé pour sa froideur. Puis, le gamin de 17 piges souffre de crampes. A chaque changement de côté, Chang dont le grand public découvre la petite bouille se précipite sur ses bouteilles d'eau . Tombeur d'un certain Pete Sampras au deuxième tour sur un triple 6-1, le joueur US parvient encore à faire la différence devant un Lendl déboussolé (6-3).
Perclus de crampes, Chang est tout près d'abandonner...
Deux sets partout dans un stade incrédule qui n'a pourtant encore rien vu ! Car le meilleur est à venir dans un cinquième set de folie. Perclus de crampes, Chang peine, peine, peine. Il préfère ne pas s'asseoir sur sa chaise et marche lentement entre les points. A 2-1, le phénomène de précocité est tout près d'abandonner. « J'ai failli décider d'arrêter le match, je ne pouvais pas servir, je ne pouvais pas aller chercher les balles frappées dans les coins et je me dirigeais vers la ligne de service pour dire à l'arbitre que je ne peux plus jouer, que c'est fini. J'arrive à la ligne de service et j'ai une conviction incroyable, juste une conviction dans mon cœur et c'était presque comme si Dieu disait "que fais-tu ?" », avait confié le futur vainqueur quelques années plus tard. Et il avait continué... « Gagner ou perdre, je devais terminer le match ».
...Et puis le fameux service cuillère
Pour récupérer physiquement, le petit Américain (1,75 m) fait des « ronds » durant les échanges. Et ses balles très hautes envoyées au-dessus du filet commencent sérieusement à déstabiliser son adversaire. Chang dirige l'ultime manche au courage (4-3). Il souffre mais ne rompt pas. Vient le coup de théâtre quand la tête de série n°15 du tournoi est menée 15-30 sur son engagement suite à une accélération de revers du Tchèque. Il sort alors un inattendu service à la cuillère ! La surprise de la foule est totale et une immense clameur saisit le central. Au retour, Lendl suit son coup droit au filet, Chang le transperce sur un passing de coup droit qui heurte la bande !
Le public du court central sous le choc
L'assistance est sous le choc. Installé dans les tribunes, le chanteur Enrico Macias se prend la tête entre les mains. Mais que diable ce petit Américain insolent est-il en train de réaliser contre le meilleur joueur de la planète ? « Les gens me demandent souvent si c'était prémédité, mais pas du tout, avait expliqué Chang pour Eurosport en 2019. C'est dû aux circonstances. J'avais des crampes. Mon premier service avançait à 120 km/h. Je me suis juste dit "de quelle manière je peux gagner le prochain point ?". Alors j'ai fait un service à la cuillère. Mais j'ai dû y penser une ou deux secondes avant de le faire. J'ai mis de l'effet dedans. Ivan a dû rentrer dans le court parce qu'il était loin. J'ai tiré un passing shot qui a ricoché sur le bord de sa raquette. Ce n'était plus seulement une bataille physique mais une lutte psychologique. Mais je ne l'ai jamais refait dans toute ma carrière ».
Chang revient donc à 30A, Lendl s'agace puis perd le jeu. Alors qu'il mène 5-3, Chang poursuit son travail de sape sur le service adverse. Il est cuit, archi-cuit, mais lâche un fabuleux revers long de ligne. 15-40, voici deux balles de match pour le jeune effronté ! Lendl délivre un premier service imprécis. Chang signe alors un nouveau geste culotté. L'Américain avance dans le court et se place au niveau du carré de service ! Il s'en souvient : « Je le faisais beaucoup en juniors. Quand mes adversaires étaient sous pression et qu'ils avaient raté leur premier service, je me tenais comme ça et ils devenaient encore plus nerveux, faisaient une double faute ou bien frappaient un service si mou que j'avais juste à claquer la balle. » La foule murmure. Très irrité, Lendl écarte les bras, proteste. Il craque et demande deux nouveaux services à l'arbitre. Vainement.
Chang et Lendl n'ont jamais reparlé de ce match de tennis
La deuxième balle de Lendl ricoche sur la bande du filet et retombe au-delà du carré. Chang obtient ce qu'il a cherché. La double faute ! Le joueur de 17 ans s'écroule au sol de tout son long. Après 4h39 de jeu, il vient d'éliminer le numéro 1 mondial avec qui la poignée de main est très fraîche. Ils n'ont depuis jamais reparlé de leur rencontre homérique. « C'est drôle parce qu'on s'entend très bien avec Ivan. On est plutôt copains. On parle de beaucoup de choses ensemble. De nos enfants, de tennis, de golf. Mais nous n'avons jamais reparlé de Roland-Garros 1989. Jamais. J'ai un immense respect pour Ivan, en tant que champion et en tant que personne. J'ai fait appel à ses conseils à divers moments de ma carrière. Mais la 1ère fois que je l'ai revu après notre match à Roland-Garros, ce n'était pas dans le vestiaire à Paris. Il était déjà parti », a dit Chang à L'Equipe l'année dernière.
C'était à Wimbledon, quelques semaines plus tard. « J'étais sur un court d'entraînement, il arrivait, on allait se croiser, il n'y avait qu'un chemin possible, explique Chang. Je me suis dit "bon, nous y voilà". Je pensais que, peut-être, il allait faire celui qui ne m'avait pas vu. Il m'a vu, il est venu vers moi, il m'a regardé droit dans les yeux, m'a serré la main et m'a dit : "Michael, félicitations pour ton incroyable Roland-Garros. Bien joué". C'est quelque chose que je n'ai jamais oublié. Quand je dis que j'ai un immense respect pour lui comme joueur et comme personne, ça l'illustre bien. » Lendl, lui, n'a pas vraiment saisi la portée de ce huitième de finale dans l'histoire du sport. « Je ne sais vraiment pas pourquoi (il reste dans toutes les mémoires). (...) Cela arrive tout le temps. Les numéros 1 mondiaux perdent souvent. Je peux comprendre que ce fut un match important pour Michael car il allait remporter son premier et seul tournoi du grand chelem, avait-il confié dans GQ en 2017. Mais ce match n'était pas si important dans ma carrière. Je ne comprends vraiment pas toute la fascination autour de ce match... »