Thomas Siniecki, Media365 : publié le mardi 12 juillet 2022 à 20h02
Miguel Indurain, Lance Armstrong ou Christopher Froome ont aussi souffert de ce syndrome du gagnant trop écrasant, bien des années plus tard. Mais Jacques Anquetil a lui été détesté dans son propre pays, ce qui semble désormais impensable.
Jacques Anquetil sera éternellement lié à Raymond Poulidor, qui l'a rejoint parmi les dieux du cyclisme il y a un peu moins de trois ans. Mais au-delà de la rivalité populaire qui a fait chavirer la France des années 1960, le coureur normand a bien sûr réussi une carrière immense. Là où son meilleur ennemi "Poupou" ne gagnait rien et était justement porté aux nues pour ça, Jacques Anquetil est le premier à avoir remporté cinq Tours de France. Il est resté seul durant dix ans, de 1964 à 1974, en attendant qu'Eddy Merckx le rejoigne au palmarès. Rouleur d'exception, à l'image d'un Miguel Indurain plus de trente années après (lui aussi atteindra les cinq Tours, après Bernard Hinault qui complète le club des quatre), le début de son explosion a eu lieu avec le record de l'heure en 1956, chipé à un certain Fausto Coppi.
Dès 1957, la moisson démarre : après une première victoire sur Paris-Nice devant Louison Bobet, Jacques Anquetil enchaîne avec son premier Tour en profitant de l'absence de son rival et compatriote (vainqueur de trois Tours de 1953 à 1955) pour s'imposer avec plus d'un quart d'heure d'avance sur le Belge Marcel Janssens. Il passera ensuite deux saisons plus difficiles, avant de trouver la maturité à 27 ans. En 1960, il lance ainsi son règne avec le Tour d'Italie. En 1961, il doit déjà affronter le drame de sa vie de sportif, celui d'un certain ennui qui lui vaut un manque de sympathie global dans son propre pays. C'est de cette manière qu'il remporte son deuxième Tour, mené de la première à la dernière étape, après avoir réussi à écarter Raymond Poulidor de la sélection française.
"Je n'ai jamais aimé et je n'aimerai jamais le vélo"
En 1962, ce dernier achève son premier Tour sur le podium (troisième place) et Jacques Anquetil a beau glaner son troisième succès final, la folie "Poupou" a démarré et plonge définitivement le vainqueur dans les habits du mal-aimé. En 1963, Jacques Anquetil est probablement au sommet de son art et gagne Paris-Nice, puis surtout la Vuelta en étant encore leader du début à la fin - ce qui fait de lui le premier coureur à s'adjuger les trois grands Tours, avant Felice Gimondi en 1968 puis Eddy Merckx, Bernard Hinault, Alberto Contador, Vincenzo Nibali et Christopher Froome - et à nouveau le Tour. Ce quatrième succès semble à nouveau le rendre populaire, car il ajoute enfin une vraie dose de panache en montagne face à un parcours rendu plus difficile pour lui, notamment avec des chronos moins conséquents.
En 1964, la lutte avec Raymond Poulidor atteint son paroxysme, à nouveau en faveur de Jacques Anquetil qui empoche donc son cinquième et dernier Tour. Mais dans les coeurs, c'est définitivement lui qui bascule du mauvais côté... C'est pourtant une nouvelle saison exceptionnelle que conclut le natif de Mont-Saint-Aignan, après avoir triomphé une deuxième fois sur les routes du Giro. Il est toujours le troisième coureur de l'histoire au classement cumulé des grands Tours, avec un total de huit succès - derrière Eddy Merckx (11) et Bernard Hinault (10), mais devant Fausto Coppi, Miguel Indurain, Alberto Contador ainsi que Froome (7). "Tu mérites de le gagner", assure pourtant "Maître Jacques" à celui qui n'était pas encore devenu son ami, loin s'en faut...
Encore vainqueur de Paris-Nice en 1965 puis 1966 (six succès au total) ou de Liège-Bastogne-Liège lors de cette même année 1966, Jacques Anquetil termine sur un ultime abandon au Tour, après avoir zappé l'édition 1965 face à tant de haine. Cette fin en retrait lui permet au moins, dans un dernier paradoxe si français, de finir avec une image plus humaine. "Je devenais plus gênant qu'utile", affirme-t-il alors que sa bronchite, contractée en course, l'empêche d'assister convenablement son équipier Lucien Aimar. Ouvert sur le dopage et sur sa vie personnelle peu commune, Jacques Anquetil n'a jamais renié ses principes et restera comme le premier génie français du cyclisme d'après-guerre. Des années plus tard, il en demeure un des rares, preuve de son incroyable parcours.
Décédé à la suite d'un cancer de l'estomac en 1987, à seulement 53 ans, il représente un trait d'union avec la génération des arrière-grands-parents, de ces histoires qui permettent au Tour de conserver son pouvoir si particulier à travers les âges. Jacques Anquetil, pourtant, a longtemps et peut-être même toujours souffert du cyclisme, qu'il n'a jamais réellement pu considérer comme autre chose qu'un métier : "Je crois bien que je n'aime pas, que je n'ai jamais aimé et que je n'aimerai jamais le vélo." Une confession pas si étonnante, lorsqu'on analyse encore et encore cet antagonisme ancestral avec Raymond Poulidor, qui a lui constamment arpenté les routes du Tour, présent jusqu'à sa mort au sein de la caravane. Mais Jacques Anquetil, c'était la gagne, un point c'est tout.